Praxis textile féministe à l’ère numérique. Focus sur la démarche de Salim Azzam
- Darine Bsaibes
- 12 nov.
- 7 min de lecture
Les réseaux sociaux comme plateforme de visibilité des femmes brodeuses
Le textile, longtemps considéré comme un art mineur ou domestique, s’impose aujourd’hui comme un médium critique dans l’art contemporain du Levant. Chez Salim Azzam, la trame devient langage : un moyen d’articuler inscription, appartenance et résistance. Par le geste lent de la broderie, l’artiste transforme la matière en trace vivante et la technique en discours. Le textile n’est plus simple ornement mais acte de pensée, espace de partage et de narration.
Né au Mont-Liban, issu de la communauté druze, Salim Azzam construit une œuvre profondément ancrée dans la transmission et la valorisation du savoir-faire féminin. Minorité religieuse ésotérique implantée principalement au Levant, la communauté druze se singularise par une cohésion endogène remarquable et par une éthique de la réserve, au sein de laquelle la transmission intergénérationnelle des savoirs et des valeurs constitue un vecteur essentiel de perpétuation identitaire. Formé en design et en communication visuelle, Salim Azzam fonde en 2016 sa maison éponyme, à la croisée de la mode, de l’artisanat et du récit. Son travail, fondé sur la broderie et le récit, fait dialoguer tradition et contemporanéité. Azzam est avant tout un médiateur : il crée des espaces de parole et de visibilité pour les femmes de sa communauté. Il inscrit la trame dans une praxis féministe relationnelle, où le geste devient à la fois acte esthétique, social et politique.
Le textile, longtemps cantonné à l’espace domestique et souvent méconnu dans le champ artistique, est aujourd’hui réinterrogé sous l’angle des médias numériques et des réseaux sociaux. Ceux-ci offrent une plateforme cruciale pour la mise en visibilité et la valorisation des femmes brodeuses, actrices d’un savoir-faire ancestral qui s’inscrit désormais dans une temporalité contemporaine.
La praxis textile féministe hors réseaux sociaux : un cadre politique et artistique
Avant d’aborder la médiation numérique, il est important de replacer le travail de Salim Azzam dans un héritage plus large de la praxis textile féministe. Des artistes comme Mona Hatoum ont politisé la broderie en la replaçant dans une dynamique de mémoire et de résistance. Par exemple, dans Keffieh (1993–1999), Hatoum remplace le coton du foulard palestinien par des cheveux humains, transformant un symbole masculin de résistance en un tissu charnel, fragile et intime. Elle propose ainsi une réflexion sur l’identité, le corps et la violence, où la broderie devient un langage de tension.
Cette réflexion trouve son prolongement dans 12 Windows (2012–2013), œuvre réalisée en collaboration avec l’association Inaash, qui soutient les brodeuses palestiniennes réfugiées. Douze panneaux suspendus composent une carte fragmentée de la Palestine, chaque tissu étant brodé selon les motifs traditionnels de sa région d’origine.
Le point de croix, transmis de mère en fille, y devient un langage patrimonial : chaque motif évoque une localité, une histoire, une empreinte. Le spectateur, en circulant entre ces « fenêtres », est confronté à une géographie dispersée, à un territoire morcelé mais toujours habité par la trame de la tradition. Hatoum ne se contente pas de rendre visible la fragmentation : elle en fait une esthétique de la survie. Les points de croix, symbole d’une lenteur volontaire, deviennent les marqueurs d’une résistance silencieuse. Le geste répété de
la fibre incarne une temporalité politique : celle de l’attention, de la persévérance et de la continuité. Ce « contre-récit » postcolonial, pour reprendre Edward Said, est une réécriture
du monde depuis les marges, où la trame devient récit.
Cette praxis féministe revendique la broderie comme un espace d’expression politique, un acte de « soin » et une forme d’écriture corporelle. Elle questionne les frontières entre l’intime
et le politique, le privé et le public, en faisant du textile un médium critique. L’œuvre de Hatoum et d’autres artistes dans ce champ artistique s’inscrit dans un temps long, souvent en
dehors des dynamiques numériques.
La résonance entre les œuvres de Mona Hatoum et Salim Azzam éclaire la portée des techniques du fil et de l’aiguille comme langage de résistance et d’inscription. Hatoum expose
la blessure du territoire ; Azzam reconstruit le tissu social. Tous deux inscrivent la trame dans une éthique de collectif et du commun. Chez Azzam, la broderie est à la fois prière, archive et célébration : un art du lien qui unit le passé et le présent, le corps et la parole, le réel et le virtuel.
Salim Azzam : des réseaux sociaux comme espace de médiation et d’émancipation
Dans cette continuité, mais en s’appuyant sur les outils contemporains, Salim Azzam utilise les réseaux sociaux comme plateformes de visibilité et de valorisation des femmes brodeuses druzes. Bien avant la consécration de son projet The Embroidered Dream (We Design Beirut, 2025), Azzam documente sur Instagram les gestes des brodeuses, les motifs et les récits liés à leur pratique. Sur sa page web, il présente la photo de chaque brodeuse habillée en Cheikha (un costume traditionnel marquant le statut et la sagesse, où la bouche est cachée par le foulard) en indiquant son nom, mêlant ainsi anonymat et identité.
Ces espaces numériques ne sont pas de simples vitrines, mais de véritables lieux d’échange, de transmission et de reconnaissance. Par la publication régulière d’images, vidéos et récits, il tisse un réseau de visibilité élargi, faisant sortir la broderie du cercle intime et la portant dans l’arène publique mondiale.
Le réseau social devient ainsi un prolongement du cercle artisanal, une scène performative où l’intime accède à la sphère publique, transformant chaque point brodé en acte politique et esthétique.
L’œuvre The Embroidered Dream (We Design Beirut, 2025) : couronnement d’une
praxis numérique
En octobre 2025, The Embroidered Dream incarne la formalisation et la matérialisation publique de cette démarche. Réunissant un cercle de femmes brodeuses druzes autour d’un immense tissu blanc, l’œuvre transforme la broderie en performance collective. Les gestes silencieux et la lenteur du travail artisanal sont portés sur le devant de la scène, à la fois comme geste artistique, engagé et communautaire.
La trame se tend et se détend au rythme des mains : un souffle collectif, une écriture sans mots. Azzam ne se place pas en créateur mais en passeur. Il offre une scène à celles dont le travail, longtemps confiné à l’espace domestique, devient acte public et performatif. Il adopte une posture androgyne, empruntant au féminin la douceur et la précision du geste, mais en fait un langage universel du lien. Le corps devient un territoire d’expérience et de pensée. L’artiste inscrit son œuvre dans une éthique du care, telle que définie par bell hooks : un art du commun où la douceur devient force critique.
Les femmes brodeuses apparaissent vêtues de noir, la tête couverte d’un foulard blanc, vêtement traditionnel des femmes druzes, renforçant ainsi la dimension collective, anonyme et symbolique du geste. Le regard devient un vecteur puissant de communication, une fenêtre ouverte sur la transmission et la résistance.
Cette installation est le point d’orgue d’un processus entamé sur les réseaux sociaux, où le lien entre tradition, transmission et modernité est patiemment tissé. Ce projet confirme le rôle crucial des plateformes numériques dans la construction d’une communauté connectée et visible, permettant au patrimoine immatériel de s’adapter et de se réinventer dans l’ère digitale.
Réseaux sociaux : un nouveau terrain pour le « soin », la transmission et la narration
collective
La médiation numérique renouvelée par Azzam prolonge la portée du geste artisanal. La broderie, associée à la lenteur, au soin et au travail collectif, trouve sur les réseaux une visibilité et une reconnaissance inédites.
Les vidéos montrant les mains en mouvement, les motifs qui se déploient, les échanges entre brodeuses et followers forment un récit vivant, sensoriel et politique. Ce geste devient une langue du corps qui dialogue avec un public mondial, tissant une narration collective intime et
performative.
L’œuvre interroge la transmission du patrimoine immatériel : comment transmettre un savoir-
faire sans le figer ? Le projet célèbre le patrimoine des montagnes du Liban, reliant la tradition de la trame à la modernité du design et de la communication. L’artisanat devient archive vivante, ouverte à la réinterprétation. Broder, c’est se relier à ce que l’on aime, à « ce dont on appartient », affirme Azzam : une déclaration d’ancrage, d’amour et de continuité.
Cette démarche résonne avec les observations de l’anthropologue Myriem Naji sur les tisseuses berbères du Sirwa, qui valorisent leur compétence et leur capacité à transmettre. Leur art repose sur la répétition et la maîtrise du geste. Alfred Gell, dans Art and Agency, parle de « l’enchantement du monde » produit par cette technicité : la magie du faire. Chez Azzam, cette magie prend la forme du lien. Chaque brodeuse, chaque point, chaque fibre devient fragment d’un récit collectif.
Par cette visibilité numérique, la broderie cesse d’être un travail caché ou marginalisé pour s’affirmer comme un art du commun et un acte de résistance incarné. Les réseaux sociaux deviennent alors des espaces d’émancipation féminine, d’affirmation culturelle et de transmission intergénérationnelle.
La trajectoire de Salim Azzam illustre comment les réseaux sociaux peuvent devenir des catalyseurs puissants de visibilité et de valorisation des savoir-faire féminins. Son travail, couronné par The Embroidered Dream en 2025, révèle un art textile qui s’inscrit pleinement dans la contemporanéité grâce à la médiation numérique.
Les réseaux sociaux ne sont plus de simples outils de diffusion, mais des plateformes où mémoire, créativité et politique du care s’entrelacent pour renouveler la narration collective autour du textile. À travers le geste des brodeuses et la puissance des écrans, le patrimoine textile se tisse aujourd’hui dans le réel et le virtuel, offrant un modèle d’art communautaire, sensible et connecté.
Salim Azzam, The Embroidered Dream Performance. We Design Beirut 2025. Beyrouth, novembre 2025. Avec l’aimable autorisation de Salim Azzam
Références bibliographiques
Azzam, S. (2019–2024). Publications Instagram [Documentation des gestes et récits
des brodeuses druzes]. Instagram. https://www.instagram.com/salimazzam/
Azzam, S. [@salimazzam]. (2025, 6 novembre). [Photo : moment de scène à Paris]
[Publication Instagram]. Instagram. https://www.instagram.com/salimazzam/
Gell, A. (1998). Art and Agency.
Hanisch, C. (1970). The Personal is Political [Sur la reconnaissance politique du care].
Hatoum, M. (1993–1999). Keffieh [Œuvre pionnière politisant la broderie comme
langage de mémoire et résistance].
Hatoum, M. (2012–2013). 12 Windows (en collaboration avec Inaash, Association for
Palestinian Embroidery).
hooks, b. (2000). Feminism is for Everybody [Sur l’éthique du care et l’art du
commun].
Naji, M. (2013). L’art comme compétence : les tisseuses du Sirwa. Anthropology
Today.
Ruthrof, H. (1997). The Body in Language [Sur le geste comme langage corporel].
Said, E. (1993). Culture and Imperialism.
We Design Beirut. (2025, octobre). The Embroidered Dream [Performance
collective]. Abroyan Factory.







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